ROMAIN ETIENNE vit depuis plusieurs années au rythme des scènes musicales souterraines et volontiers marginales. Entre rock sauvage, expérimentations sonores, folk sommaire et blues métallique, il témoigne par l’image de l’énergie vitale de cet univers et des individualités qui composent la pléthore de collectifs mouvants, passionnés, rageurs, enthousiastes et militants.
Avec pour seul mot d’ordre «Fais-le toi-même» (DIY/Do It Yourself).
Un pied sur la scène. Le choix de s’investir, de donner de soi, de se donner aux autres, de s’exprimer, de résister. Un pied sur la scène. Le photographe dans l’action, au cœur de la mêlée furieuse, la sueur et les cris. « One Foot On Stage » parle d’endroits qui ne se dissolvent pas dans l’industrie culturelle et le produit de loisir, mais continuent de rugir en construisant leur propre avenir.
Toutes ces histoires de concerts gratuits ou à prix libre, de friches industrielles ou d’espaces publics investis débutent dans les années 60. Oui, bien avant les punks. Et les musiques bruyantes, dissonantes, improvisées, idem. En 68, tout le monde ne se baladait pas avec une guitare sèche et des fleurs dans les cheveux. Certains sentaient le cocktail molotov, portaient des masques, installaient des sound-systems dans les champs ou sous les bretelles d’autoroute et voulaient changer le monde. Les Yippies, mouvement contestataire héritier des beatniks, les Black Panthers, MC5 et les Stooges à Détroit, le Grateful Dead en Californie, c’est le visage des Etats-Unis de la contestation. En Angleterre, parallèlement, c’est le mouvement Underground, les Deviants, les Pink Fairies, Hawkwind. Et les petits punks de 77, c’est de cette contre-culture radicale dont ils vont s’inspirer, une fois le cirque Sex Pistols débandé. Joe Strummer et les Clash, les Slits et d’autres vivent dans des squatts avant d’intégrer le music bizness et de signer des contrats. Le groupe Crass, qui dénonce cette marchandisation dès 78 pour ouvrir un nouveau front, est rompu à l’action politique et la vie en communauté depuis la fin des 60’s. Et dans son sillage et celui d’autres adeptes du mot d’ordre « Fais-le toi même » (Do It Yourself ou DIY) comme Desperate Bicycles, c’est toute une mouvance qui se développe dans les 80’s à coups de fanzines, labels, lieux informels et squatts.
Approche libertaire revendiquée, démarche anti commerciale assumée, l’option est d’être des guérilleros urbains armés d’amplificateurs, de guitares, de photocopieurs et d’appareils photo. Cette dernière aventure du monde civilisé, comme la baptisait alors les français d’OTH, trouve un écho dans le monde entier et les collectifs essaiment alors de Leeds à Tokyo, de San Francisco à Rio, de Berlin à Sydney. Métropoles, petites cités, villages, peu importe. Activistes, artistes, pas ou peu de démarcation. Les mots d’ordre sont révolte, autonomie et alternative...
Le flambeau passe, d’années en années, de lieux en lieux, d’émeutes en émeutes, de s voilà trente ans plus tard. Le monde n’a pas changé. La situation a continué, prévisible, de se dégrader. Et les poches de résistance ont perduré.
La question est donc de savoir, en ces temps de virtualité démultipliée par les réseaux sociaux et de flux incessants d’images et sons à portée de clavier, comment des individus s’investissent dans des actions collectives sporadiques ou de longue haleine, et tout particulièrement dans un cadre de marginalité revendiquée.
On repère vite que des instigateurs aux allures d’anti-héros sont toujours là. Jello Biafra au premier chef. Dead Kennedys dès 79. Toujours aux commandes du vaisseau pirate Alternative Tentacles et en image dans « One Foot On Stage ». Côtoyant ici Steve Albini (Shellac), David Yow (Jesus Lizard) ou Kim Gordon (Sonic Youth), d’autres vétérans emblématiques, des musiciens de l’expérimentation et de l’aventure sonique, aux angles d’attaque moins ouvertement politiques, mais perpétuellement incisifs et hautement caustiques. Si désormais la révolution ne se porte plus en bandoulière, elle se pratique dans tout ce qui échappe à la logique marchande, et en premier lieu l’art, tant qu’il se tient à l’écart des investisseurs. La plupart des espaces arpentés pour réunir ces photos sont sauvages, alternatifs, marginaux. Et lorsqu’ils ne le sont pas, il ne s’agit pas pour autant de temples de la consommation.
Les clichés saisissent ainsi ce qui continue à se jouer dans les souterrains, l’héritage de tous ceux évoqués précédemment, cette rage de vivre autrement, de ne pas baisser les bras, de se réapproprier le monde et d’exister avec éclat, bravoure et joie.
Alors, de Grrrnd Zero, espace protéiforme de création et de concerts à Lyon, au Samynaire, havre sablonneux de robinsons bruyants, les filles et les garçons investissent les interstices entre deux programmes immobiliers ou avant l’arrivée de la transhumance touristique. Romain Etienne a immergé ses oreilles et ses yeux, son corps et son âme dans les magmas urgents des fronts de scène ou les longs temps d’inertie active de l’avant ou de l’après.
Car les choses se construisent, de réflexions collectives en réaménagements, de plans sur la comète en passages à l’action. Il s’agit d’insonoriser, de monter des scènes, de maitriser la technique, d’accueillir, de cuisiner, bref de faire exister toute une chaine d’actes nécessaires à cette alternative, ces nouveaux territoires de l’art comme on les nomma pompeusement dans les années 90. Toujours porteuses des utopies de leurs ainés, vision d’une culture émancipatrice et ferment de révolte, gratuité ou prix au plus bas, absence d’encadrement sécuritaire, les nouvelles générations ont aussi la mémoire des désillusions passées.
N’imaginant plus guère un bouleversement de l’ordre établi à grande échelle, il s’agit désormais de préserver des espaces de liberté et d’entraide à l’écart des logiques de profit ou de rendement et de s’ingénier à saboter la machine au quotidien.
GILLES GARRIGOS