Conscienza

Cette nation semble s’être construite dans une adversité toujours renouvelée, dans une surenchère de brutalité. Au travers d’une histoire chargée, il reste cependant une marque rouge.

Le 24 mars 1976, le peuple argentin subit un coup d’état militaire. C’est le début d’une ère de répression sanglante, où quelque 30 000 personnes disparaissent et près de 500 bébés sont volés. Mais s’ouvre également une période d’ultralibéralisme débridé, qui survivra à la dictature. 

Ces périodes extrêmes qui jalonnent notre histoire doivent rester exemplaires et nous permettre, dans l’état « ordinaire » de nos sociétés d’en déceler les embryons. Il faut cependant pour cela, affronter l’indécence contenue. Rien ne semble supporter la comparaison d’avec ce surgissement, non pas de la barbarie, ce serait trop simple et presque une excuse, mais de l’administration de l’horreur, des compétences de sa brutalité, du garde à vous des spécialistes de la question en génération spontanée. On dirait une spécialité larvante de nos sociétés pour être si apte, en un instant, à sa mise en œuvre, parfaite, presque mécanique.

La technicité, la théorisation, depuis le nazisme, puis plus tard dans les guerres de décolonisation, ont fait de la négation un projet ou tout du moins un mode opératoire. Pour preuve, la fierté inébranlable de ses anciens acteurs en ces « opinions », protégées aujourd’hui par la démocratie de l’amnistie. Ils sont pour certains encore, confortablement assis dans cet édifice social réifié dont ils n’avaient comme prospective que la destruction.

L’histoire permet de percevoir aujourd’hui l’implacable mise en œuvre, le choix assumé de la terreur comme administration des conditions d’une idéologie. Elle a mis au jour la coordination des services « intelligents » à l’échelle d’un continent puis au-delà dans ce qui fut nommé l’« opération condor ». Elle a vu le recrutement de spécialistes, autodidactes d’un lent apprentissage des « guerres de subversion » puis fiers auteurs de sa théorisation à travers les batailles d’Indochine et de ses mises à l’essai en Algérie. Celle qui prendra le nom de l’ « Ecole française » sera alors mise « à disposition » permanente de « l’école des Amériques » centre de la formation des juntes militaires sud-américaines. Il y sera érigé en technique, l’utilisation systématique du quadrillage, du renseignement, de la torture, de la disparition, de l’enlèvement et de l’assassinat. Et puis il y eu en lame de fond, entre les démocraties en pleine guerre « froide », ce qui fut certainement le ferment de la collaboration, dans son pire sens historique. C’est encore une équipe de spécialistes, les « Chicago boys », chiliens formés auprès de Milton Friedman à Chicago. Son universitaire théorisation de la très droitière économie libérale sera expérimentée dans ses nations désormais sous contrôle, comme une sérieuse, nécessaire et garantie mise en laboratoire. Tout cela dresse un panorama bien éloigné de la folie mais bien de la programmation de ce qui depuis l’Europe et au-delà ne devait plus jamais advenir et la compromission pour ne pas dire la bénédiction de ceux qui l’avait libérée.

Ces situations exceptionnelles marquent les nations. Elles installent au cœur des sociétés des systèmes, des compromissions. Il s’agit aujourd’hui de saisir la mécanique et, bien entendu, l’injustice contenue dans l’écart, celui entre l’immédiateté du coup d’Etat et l’interminable égrainage de la sortie. Ces Etats brutaux et caricaturaux cachent des rouages corrompus qui, ramifiés, resteront difficiles à défaire.

L’amnistie prolongea les absences des « disparus » dans d’odieuses présences silencieuses et protégées, couvertes par la loi. Ils n’ont même pas à faire mine de repentance. Au service de leur protection, on a fondu les présences policières, matons et coupables d’autrefois, dans la légitime conservation du droit pour tous. Quel cadeau ! Ils rejoignent ainsi les médecins et les curés qui au service d’un serment se prêtaient à tout sans distinction. Le libéralisme, toile de fond de la chape de plomb, s’est lui aussi fondu dans la nouvelle légitimité que lui a offerte son extension mondialisée.

C’est à croire que tout concourt, au final, à légitimer la méthode. Comme si cela avait été un passage obligé, comme si on n’avait pas eu le choix pour parvenir à cet avènement de droite que de passer par la soumission de force pour enfin le voir établi dans la démocratie. Comme si la démocratie ne pouvait être que le système accompagnant, comme le sourire béat sur la chose entendue et naturalisée. La démocratie aurait changé pendant le combat, elle ne serait plus le système qui permet aux choix d’être souverains mais le système qui camoufle de discrets autoritarismes souverainement protégés.

L’Argentine s’est réveillée de la dictature dans un marasme économique résultant de politiques libérales initiées sous la terreur et prolongées dans la succession des pouvoirs. Elle fait aujourd’hui, dans la crise financière qui frappe l’Europe, figure de précurseur. Il lui a fallu, une fois encore par le sacrifice, se tirer de nouveaux dictats, ceux de ces doctrines libérales étendues à toutes les nations et endimanchées dans de bien « démocratiques » organisations.

Conscienza est un essai photographique de Franck Boutonnet documentant une vision poétique et politique de cette Argentine qui n’oublie pas, qui regarde son passé en face, lui demande de rendre compte de ses erreurs et de ses crimes, qui ne se résigne pas, même dans un présent incertain, qui lutte et finalement s’organise pour un futur qu’elle espère plus juste et égalitaire pour tout le monde. Le mot Conscienza se réfère à une vision métaphorique de toutes ces luttes et résistances, des plus importantes aux plus discrètes et dont il a pu être témoin.

 

Philippe Somnolet