Au sud de Téhéran, des hommes issus des couches populaires perpétuent à huis clos la tradition des « zurkhaneh », ces gymnases où l’on pratique une forme de culturisme remontant aux origines de la Perse antique. C’est là, derrière le tentaculaire bazar de Téhéran, que bat le cœur du véritable Iran traditionnel. Celui des milieux conservateurs mais aussi des vieilles légendes.
A deux pas de la mosquée de l’imam Zadeh Yahya se cache la zurkhaneh Talachi, blottie dans le creux sombre d’une ruelle pas franchement accueillante. Cette « maison de la force » passerait presque inaperçue. Pour la repérer, il faut tendre l’oreille et suivre la rumeur des percussions qui s’élève cinq fois par semaine depuis le vieux gymnase, dont le propriétaire vit aujourd’hui aux Etats-Unis. Remontant le fil musical, on arrive au seuil d’une lourde porte sans numéro qu’il suffit de pousser pour basculer dans un autre monde : celui du varzeh-e pahlevani, une forme antique de gym et de culturisme.
Les maisons de la force renvoient à l’époque des grandes conquêtes persanes et des premières incursions arabes. Autant de faits et de légendes que les Iraniens apprennent dans le Shâh Nâmeh, le « Livre des rois », un récit épique aux accents homériques qui est véritable pilier de la culture persane. Son auteur, un certain Ferdowsi, y relate entre autres les exploits des pahlevan, ces preux guerriers qui défendaient l’empire de l’envahisseur arabe et dont l’entraînement se déroulait à huis clos dans de salles spartiates et discrètes pour assurer leur sécurité. Des gymnases surmontés d’un dôme comme celui de la zurkhaneh Talachi et qui sont considérés aujourd’hui encore comme des lieux quasi sacrés.
Au centre d’une petite arène octogonale, une quinzaine d’hommes s’entraîne au moyen instruments symbolisant des armes anciennes : le bouclier (sang), la massue (mil) ou encore l’arc aux disques d’acier (kabbadeh) qui fait un fracas étourdissant. Leurs mouvements, synchronisés dans une chorégraphie parfaite, sont dictés par les incantations du morshed. Du haut de son estrade, cet homme au regard sévère et à la barbe impeccablement trimée domine la mêlée. Le morshed est le maître de cérémonie, celui qui donne la mesure, tambour en main. Les poèmes qu’il récite véhiculent des enseignements éthiques et sociaux et font partie de la littérature des zurkhaneh. A l’entame de chaque séance, il remercie Allah et le Prophète pour la bonne santé des participants, puis décline des versets du Coran ou encore des poèmes de Hafez, le grand poète persan. Expert dans le maniement du tambour, sa musique emplit le lieu et vous poursuit des heures durant.
L’ambiance y est détendue et bon enfant entre ces hommes qui se retrouvent le soir après le travail. Les pahlevan d’aujourd’hui sont des marchands, des facteurs, des ouvriers ou encore des bouchers. Mais lorsqu’ils pénètrent dans l’arène, une transformation s’opère : il deviennent des guerriers, des chanteurs, des poètes. Leurs enfants ne sont jamais loin non plus. Dans cet univers exclusivement masculin, des générations d’Iraniens se transmettent leur savoir. Outre la force et la dextérité, on y promeut l’humilité, le courage, la solidarité et l’esprit chevaleresque sur d’épais tapis persans.
Pour se faire accepter au sein du groupe, l’étranger – pour peu qu’il soit photographe – doit passer un premier entretien. On l’interroge sur la raison de sa visite et sur ses motivations. Et aussi sur sa religion ! Car dans ce pays musulman chiite, « zurkhaneh » rime avec croyances perses anciennes et surtout avec islam. En témoigne l’incroyable ferveur religieuse qui anime chaque séance, inaugurée et clôturée dans le recueillement et la prière. Bien plus que de simples sportifs, les participants au rituel du pahlevani appartiennent à toutes les couches sociales et chaque groupe a des liens forts avec sa communauté locale, travaillant pour aider ceux de ses membres qui sont dans le besoin.
Avec le temps, les « maisons de la force » ont été réduites à peau de chagrin. On en compte moins de 500 aujourd’hui à travers le pays et à peine une vingtaine à Téhéran. Un héritage à tel point fragilisé et important qu’il a été inscrit en 2010 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Si la jeunesse a depuis longtemps délaissé ces salles tapissées de photos désuètes au profit de sports plus actuels tels que la lutte, dont le varzesh-e pahlevani est l’ancêtre, certaines zurkhaneh font de la résistance et continuent d’être un repère dans une société fortement imprégnée des valeurs du passé.
Texte: Jeremy Suyker