« Si la guerre - les opérations de la coalition, les attentats, le retour des Taliban - a focalisé le regard depuis dix ans, ce qui me frappe en revoyant Kaboul régulièrement depuis vingt ans, c’est l’émergence d’une nouvelle classe urbaine occidentalisée, vivant de l’afflux d’argent qui a suivi la coalition depuis 2001. Loin des clichés de l’Afghanistan enturbanné, les nouveaux urbains se croisent dans les supermarchés de Kaboul, le portable à l’oreille. Les vêtements, surtout masculins, sont plus ajustés, mettant en valeur la fréquentation des salles de musculation et transformant les pratiques corporelles. Dans l’espace privé, les logements plus petits accélèrent le passage à des unités familiales réduites où les enfants disposent de leur chambre et la hiérarchie des âges se modifie au détriment des anciens dont l’autorité est sapée par les évolutions sociales et technologiques.
L’émergence de cette classe moyenne urbaine ne va pas sans tensions internes ; les codes contradictoires coexistent dans un bricolage improvisé. L’invité se rend compte que le premier salon à l’occidental, sert surtout comme signe d’ascension sociale; la vie familiale quotidienne se passe dans une autre pièce, où l’on s’assoie par terre, de façon traditionnelle. L’espace public est également fragmenté, les lieux de sociabilité (cafés, restaurants, salles de gym) des classes moyennes sont largement fermés aux classes populaires dont les valeurs et les références sont largement en contradiction avec les leurs. Le retrait de la coalition pourrait bien amener la disparition de ce groupe urbain porteur d’un projet de modernisation opposé à celui des Taliban - et même d’une partie des élites politiques d’aujourd’hui. Témoigner de son existence est donc important aujourd’hui, avant que les évènements emportent ce témoignage fragile de ce qu’aurait pu devenir l’Afghanistan. » Gilles Dorronsoro, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Afghan Dream est un travail réalisé entre 2011 et 2015 : il montre l’évolution de la société afghane, bousculée par plus d’une décennie de présence internationale. L’intervention des forces de la coalition, le retour de la diaspora et l’effort majeur de l’aide ont favorisé le renouveau de la classe moyenne et l’émergence d’une jeune génération dans la capitale. Le projet rend compte de l’expérience de la ville au quotidien et présente les Afghans – les Kaboulis plus précisément – de la manière la plus ordinaire possible, dans des situations qui les rendent plus proches du spectateur et allant ainsi à contre-courant de la majeure partie des images véhiculées dans la presse, principalement focalisées sur le sensationnel du conflit. En 2014, le pays traverse une période charnière : après des élections chaotiques entre avril et septembre 2014, la mission de l’Otan s’achève, le retrait des troupes internationales compromettant le fragile équilibre de vie de cette tranche de la société.