Tout commence par un rituel répété d’innombrables fois depuis le début de la saison. Empiler les vêtements du lendemain à coté du lit pour gagner quelques minutes de sommeil. Contrôler les piles du DVA*, sortir la pelle et la sonde, imprimer l’itinéraire, relire le BERA** et la météo. Jeter les skis, un piolet, le casque dans le coffre. Chercher un bout de pain et ce qu’il reste de fromage au fond du frigo. Vérifier qu’il ne manque rien, en partant des pieds pour remonter vers la tête : skis, peaux, crampons, chaussures, chaussettes, pantalon… En bourrant la doudoune dans le sac je repense à celui qui a dit que le sac idéal était toujours un peu plus grand que celui qu’on a. Ce n’était pas la moitié d’un imbécile, ce type.
Avec le départ s’installe la cadence hypnotique de la montée. Les doutes habituels se dissipent dans l’air froid du matin, à mesure que l’on égrène les mantras intérieurs : ça va le faire, c’est pas si long ; tu as déjà skié plus raide. Ça va le faire ; c’est pas si long ; … Il est beau ce couloir. Évident. Magnétique presque.
Au fil des heures, une brèche s’est ouverte. En soi, autant que dans la masse compacte de la montagne. Le monde des hommes s’est évanoui dans les horizons infinis. Il s’est recroquevillé, peu à peu, sous la verticalité. Il ne reste plus qu’un versant et d’innombrables lignes vers lesquelles mettre le cap. La cotation, l’horaire et le dénivelé ne sont plus que des marqueurs ; des points cardinaux avec lesquels composer pour faire les meilleurs choix : rentrer sain et sauf à la maison, prendre du plaisir, et - si possible - sortir au sommet. Dans cet ordre là. Toujours.
Une discussion silencieuse s’est installée entre les membres du groupe et la montagne : la forme ou l’appréhension se lisent dans le rythme et les traits du visage ; les tourbillons du vent sur les crêtes, la température, la consistance de la neige sous les foulées deviennent familiers et dessinent les zones à éviter. Le monde se fluidifie. Est-ce parce qu’il est désormais épuré, réduit à une expérience intimement sensorielle ? Parce que l’on se tient en équilibre aux confins de notre condition ? Ou encore en raison de ce compagnonnage rare et précieux avec les éléments ?
L’effort physique devient secondaire. L’entraînement, la technique, le matériel, tout cela n’est plus que stratagèmes ; petits arrangements d’humain devant la montagne hivernale. La seule chose qui importe désormais est de se tenir là.
Tracer quelques courbes
Se laisser obséder par l’évidence d’une face
Demander sa route à la neige
Lire les jours à venir dans la course des nuages
Négocier une fin de sandwich avec les choucas
Ne plus redescendre que pour remonter ensuite.
*Détecteur de Victimes d’Avalanche, équipement personnel nécessaire à la recherche rapide de personnes enfouies.
**Bulletin d’Estimation du Risque d’Avalanche, émis quotidiennement par Météo France pour informer sur la stabilité du manteau neigeux.