sandra calligaro

WAITING FOR HOPE  / ACF & ECHO

Près de quarante ans de conflits ont durement éprouvé l’Afghanistan. Malgré les objectifs de stabilisation du pays annoncés par la communauté internationale, la situation sécuritaire ne cesse de se dégrader. L’année 2016 a d’ailleurs été une année particulièrement sanglante tandis que 2017 a commencé dans la violence. Les civils ont payé un lourd tribut, de même que les structures de santé et les humanitaires. Les vagues de violence successives ont provoqué de vastes déplacements de population, tant à l’intérieur du pays que vers les pays voisins (Iran et Pakistan).

L’année 2016 représente un nouveau record en termes de mouvement de population : plus de 630 000 personnes ont fui leur village vers des lieux plus sûrs, plus de 560 000 Afghans ont quitté le Pakistan. Poussés à rentrer dans leur pays d’origine après parfois plus de 30 ans d’absence, on estime qu’au total ce sont 5,7 millions de ses Afghans exilés qui sont aujourd’hui de retour et ont de graves difficultés à s’établir, à se loger, à subvenir à leurs besoins et à avoir accès à des services de base. En outre, les fréquentes vagues de sécheresse et des catastrophes naturelles (inondations, glissements de terrain, séismes) rendent le quotidien de millions de familles à travers le pays toujours plus difficile. Les Nations Unies estiment à plus de 250 000 le nombre de personnes affectées par les catastrophes naturelles chaque année, dans les différentes régions d’Afghanistan.

Financé par la Commission européenne (ECHO), le programme ERM (mécanisme de réponse d’urgence) permet à un réseau d’organisations humanitaires actives à travers tout le pays (ACF, ACTED, DRC, DACAAR, PIN, NRC, Première Urgence Internationale, SOLIDARITÉS INTERNATIONAL) de disposer de suffisamment de ressources (personnel qualifié, trésorerie, articles non-alimentaires, logements d’urgence, équipements hydrauliques et sanitaires d’urgence) pour répondre en urgence aux besoins humanitaires des populations touchées par une catastrophe ou un conflit. Les familles les plus vulnérables reçoivent ainsi une protection spécifique. Depuis janvier 2016, le projet ERM a permis d’aider et de répondre aux besoins de 90 550 personnes à travers le pays.

Pour alerter sur cette crise oubliée, la Commission européenne a chargé Action contre la Faim d’organiser une exposition photographique et de réaliser un site Internet dédié permettant de montrer au grand public le difficile quotidien des familles afghanes, leurs besoins et les réponses apportées par les organisations humanitaires. Trois mois de reportage auprès des bénéficiaires du programme ERM ont permis de collecter des photos et des témoignages rares de ces Afghans oubliés, qui survivent tant bien que mal aux quatre coins du pays. Un témoignage intime et pudique qui permet d'entrevoir la réalité quotidienne de ces familles qui font face à un avenir incertain.

Une commande de Action contre la Faim et ECHO, exposée à Paris et à Kaboul, publiée sous forme de catalogue et rassemblée dans un site internet dédié. 

 

Textes et photos Sandra Calligaro - 2017

ÉNIGMATIQUE NOURISTAN

Le Nouristan est une province isolée dans les montagnes du nord-est de  l’Afghanistan, très difficile d’accès. Cet ancien territoire païen réputé rebelle, jadis appelé Kafiristan, fut le dernier à être islamisé. Il conserve sa singularité, à l’écart du reste du pays bien que  retombé, comme lui, sous la coupe des talibans.

 

Un reportage pour Géo - 2022

Texte Anne Chaon

Photos Sandra Calligaro

 

C’était Dasht-e Barchi / MSF

En 2014, MSF ouvre un service de soins obstétricaux et néonatals d’urgence à Dasht-e-Barchi. C’est le seul service de ce type pour les habitants de ce quartier du sud-ouest de Kaboul, la capitale afghane.

 

Le 12 mai 2020, des hommes armés attaquent la maternité avec pour seul objectif de tuer des mères. Le bilan est dramatique : 24 personnes dont 15 femmes et une sage-femme décèdent sous les balles ce jour-là. 20 autres personnes sont blessées.

 

En décembre 2019, la photographe Sandra Calligaro s’est rendue à la maternité de Dasht-e-Barchi, quelques semaines avant cet événement tragique. Elle raconte sa rencontre avec quelques-unes de ces femmes, pour qui la maternité représentait sécurité et réconfort. Portraits croisés.

 

La suite du reportage à lire ici :

https://www.msf.fr/grands-formats/c-etait-dasht-e-barchi

 

Texte & photos Sandra Calligaro - 2020

 

Le ciel est bas sur Dasht-e Barchi, banlieue de l’ouest de Kaboul, la capitale afghane. Depuis le rond-point Mazari, qui en délimite l’entrée et tout le long de la route principale qui traverse le district, les étals des marchands ambulants se succèdent et se ressemblent. La densité de population est forte. Hommes et femmes se faufilent au milieu des voitures, descendent ou grimpent dans les bus et taxis collectifs, s’arrêtent faire leurs emplettes, marchandent, puis repartent.

Les habitants de Dasht-e Barchi sont principalement hazâra, une ethnie de confession chiite. En quelques années, le quartier est quasiment devenu une ville à part entière. Sa population avoisine aujourd’hui 1,2 millions de personnes. Les femmes, couvertes de tchadris, ce long voile noir porté par les chiites en Afghanistan, se mélangent à celles, plus jeunes, dont les foulards colorés dénotent dans la grisaille de l’hiver.

C’est au milieu de la frénésie de ce marché à ciel ouvert et s’étendant sur plusieurs kilomètres, que se trouve l’entrée de l’hôpital public des « 100 lits », dans lequel MSF gère la maternité.

 

De discrets panneaux indiquent les différents secteurs. Pour entrer dans l’hôpital, il faut franchir un sas de sécurité. Les sacs sont scannés, les personnes fouillées. A Kaboul, qui vit au rythme des attentats, on ne rentre nulle part sans se plier au protocole de vérification, pas même dans un hôpital.

Dans le quartier de Dasht-e-Barchi – longtemps épargné par les attentats visant les quartiers diplomatiques et les institutions militaires, revendiqués par les talibans – les habitants vivent depuis quelques années sous la menace de l’Etat Islamique.

 

En Afghanistan, les hommes et les femmes sont tenus d’observer une certaine distance dans la sphère publique. Chaque service de l’hôpital est donc scindé en deux : la partie réservée aux hommes d’un côté, celle réservée aux femmes et aux enfants de l’autre.

Au bout de l’allée principale, dans la salle d’attente jouxtant la maternité, une dizaine d’hommes égraine leurs chapelets, pour passer le temps. Les futurs pères ne sont pas autorisés à y entrer comme dans tout secteur dédié aux femmes : ils ne verront leurs enfants qu’une fois leurs compagnes sorties.

Parmi eux, Mohamad Jawad,  un jeune homme de 25 ans. Il est impatient qu’on vienne lui annoncer la bonne nouvelle. Marzia, sa femme, est en salle de travail depuis la veille au soir. Il est nerveux, essaie de ne pas trop s’inquiéter, c’est son « premier ».

La maternité compte 55 lits – 30 pour les accouchements classiques, 25 pour l’unité de néonatalogie (bébés en couveuse et césariennes) – pour une centaine de personnels soignants. Chaque mois, 1 300 femmes en moyenne y donnent naissance.

 

En milieu de matinée, l’ambiance est paisible. La plupart des admissions se font dans la soirée. Et en l’absence de complications, les patientes repartent chez elles 6 heures après avoir accouché – c’est la norme en Afghanistan.

Après le pic nocturne, chacun s’affaire calmement : les aides-soignantes changent les draps des lits, désinfectent les sols ; les sages-femmes aident certaines mamans à donner leurs premières tétées, ou donnent à d’autres les derniers conseils avant la sortie. Les infirmières et docteurs visitent celles qui restent en observation, vérifient les paramètres vitaux.

On croise les rares hommes autorisés à entrer : si les visiteurs masculins sont interdits au sein de la maternité, les hommes sont néanmoins autorisés à côtoyer les femmes dans l’exercice de leur fonction.

Quelques heures plus tard, Marzia, la femme de Mohamad Jawad, sort de la salle d’accouchement. Le travail aura duré plus de dix-neuf heures ; elle est gardée pour l’instant en observation car Fayaz, son fils, peine à s’alimenter et éprouve des difficultés à respirer.

Sur le lit voisin, Zakia se repose. Elle aussi reste en observation. Elle a accouché de jumeaux, Abbas et Qasim, nés à 20 minutes d’intervalle. Abbas, le plus petit, est en hypoglycémie. Il a été placé en couveuse.

A 32 ans, Zakia a déjà 4 enfants et se considère chanceuse : ses accouchements ont tous été « rapides et faciles ». Pour les jumeaux, elle a été conduite en salle d’accouchement, à peine franchie la porte de la maternité. « Pour mon précédent accouchement, le travail avait déjà commencé avant même de pouvoir trouver un taxi. J’ai dû accoucher à la maison. »

Sakina, sa mère, est à ses côtés à la maternité. Elle l’accompagne, et passera quelques jours chez elle pour l’aider à s’occuper des jumeaux et des autres enfants. Un rôle pour lequel elle est rodée : Sakina est déjà grand-mère… 18 fois. « Et tous mes enfants ne sont pas encore mariés », annonce-t-elle avec fierté.

 

Zakia et sa famille viennent de Ghazni, une région pachtoune au sud de Kaboul où les hazâras sont minoritaires. Il y a 10 ans, ils ont préféré partir de peur que les talibans recrutent les hommes de la famille, sans travail fixe. Arrivés à Kaboul, comme beaucoup de familles hazâras venant de la province, ils se sont installés à Dasht-e-Barchi, zone excentrée et très bon marché à l’époque. Découvrez l'histoire de cette photo dans l'épisode du podcast Contrechamps qui lui est dédié.

 

Les maisons de Dasht-e-Barchi sont simples et discrètes, traditionnellement construites en pisé. Dans la petite pièce où elle vit avec son mari, Hosnia, 23 ans, tient fièrement sa première fille Illina. A ses côtés, les femmes de la maison s’extasient devant le nouveau-né.

Hosnia a accouché il y a deux mois. Elle est originaire de Behsud, un district hazâra de la province du Wardak, une région pauvre qui se dépeuple au fil des années. Elle et sa famille ont migré dans la capitale afghane dans l’espoir d’y trouver des opportunités de travail. Rahmat Ullah, son mari, passe ses journées dehors, à prospecter. Il est ce qu’on appelle en Afghanistan daily worker, un journalier et ne travaille pas régulièrement. Le mois dernier, il n’a réussi à être embauché que deux jours seulement. Le couple se débrouille comme il peut : ils ont des dettes à l’épicerie et auprès des voisins. Ils doivent en tout plus de 100 000 afghanis (1 170 euros).

Malgré la présence de sa belle-mère, Hosnia redoutait la douleur du travail préparatoire. « J’ai entendu dire que c’était très difficile à supporter. » Arrivée à la porte de la maternité à 18h30, Illina est née à 21h15 et la famille a pu rentrer chez elle dans la nuit, vers 3 heures du matin. « Ce n’était pas si terrible finalement. J’ai eu mal, oui, mais je ne m’en souviens déjà plus », confie-t-elle à sa belle-mère.

 

Après 36 heures passées à la maternité, Marzia et Mohamad Jawad sont finalement autorisés à rentrer chez eux. Le couple habite avec les parents du mari.

Mohamad Jawad souhaitait suivre des études de médecine à l’université mais, issu d’une famille modeste, n’avait pas l’argent nécessaire. Il s’est donc engagé dans l’armée où il a pu être formé. Il est maintenant assistant chirurgien sur une base militaire dans le Helmand, à 600 km au sud de Kaboul. Son salaire est de 25 000 afghanis par mois (environ 300 euros), deux fois plus que celui d’un simple fonctionnaire.

En contrepartie, Mohamad Jawad n’est pas souvent chez lui : il n’a des permissions que tous les deux à trois mois. Il a réussi à rentrer pour la naissance de son fils et repart dans une dizaine de jours. « Je suis rassuré que ma famille veille sur Marzia en mon absence, mais j’aimerais travailler moins loin pour être davantage présent, maintenant que Fayaz est là. » Mohamad Jawad espère être affecté à Kaboul, ou idéalement trouver un poste dans un établissement privé. Ce qui ne semble pas évident avec un diplôme militaire.

Avant d’être de nouveau appelé, Mohamad Jawad profite de ces quelques instants en famille. Fayaz est son premier enfant, il est heureux, le sourire ne le quitte pas. Lui en voudrait au moins trois ou quatre. Marzia, encore éprouvée par son long accouchement, répond timidement que deux serait déjà bien.

 

Texte & photos Sandra Calligaro

INDIENNES, CELIBATAIRES ET FIERES DE L’ETRE / MARIE-CLAIRE

En Inde, elles sont des millions, désormais, à refuser de se plier au sacerdoce du mariage, assumant leur désir de vivre sans attaches. Nos reporters sont allées à leur rencontre, à New Dehli et dans le Rajasthan rural, au cœur d’un pays en mutation.

 

Un reportage pour Marie-Claire - 2019

 

Texte Solène Chalvon-Fioriti

Photos Sandra Calligaro

BALLU

Etre une fille-mère en Sierra Leone

Regarde dans la rue, autour de toi, il n’y a que des jeunes. Ils sont écoliers, leur uniforme coloré danse au rythme de leurs pas rapides, les chaussettes sont encore blanches, les chaussures ont déjà un voile de poussière, la peur du coup de baguette les fait courir vers leur école.

Les jeunes tu les vois assis, en groupe, au coin des rues. Peu d’entre eux semblent avoir une tâche qui les attend. Il n’y a pas de travail pour eux, les études ne sont pas pour tout le monde, la famille doit avoir de l’argent.

La vie leur échappe mais les rêves restent. Vas sur la plage, regarde les garçons jouer au foot : le foot est leur raison de vivre, leur projet, leur rêve. Ils s’entrainent tous les jours. Leur terrain peut être grand comme un mouchoir de poche entre une route et des maisons, une pente caillouteuse traversée par un chemin piétonnier, la cour d’une école, la plage quand la marée ne la fait pas disparaître, ce qui est important est d’avoir un ballon. Même s’il a déjà reçu trop de coups. Des amis pour partager ce rêve, avoir ensemble un projet à construire, un but, faute d’un avenir qui, pour peu d’entre eux, se prépare sur les bancs d’école.

Et ceux qui travaillent déjà les as-tu remarqués ? Ils aident la famille quand ils ne sont pas à l’école, le matin tôt, et le soir, ou même la nuit sombre quand on ne voit plus le chemin. Il y en a qui ne vont pas à l’école car ils sont trop pauvres, ceux–là travaillent tout le temps. Le temps pour étudier est un luxe, le temps pour jouer: ils ne l’ont jamais connu. Ils vendent de la nourriture, portent l’eau, lavent du linge, le dernier né attaché sur le dos. Ils sont en groupes. Le travail devient un jeu. Le sourire est toujours prêt à éclairer leur visage. Leurs pieds dans course frôlent la terre, légers comme s’ils allaient s’envoler. Ce sont des enfants.

Regarde-moi maintenant et écoute ce que je voudrais te dire, un murmure, au milieu des bruits de la rue, des voix fortes de ces jeunes qui gardent la force d’espérer, des premières gouttes de pluie qui tambourinent sur la terre rouge, chaude et dure de la fin de la saison sèche. Mes paroles vont raconter mon histoire, celle d une fille qui malgré les embuscades que la vie lui a tendue, s’est relevée. Parce que je ne suis pas une perdante : je me bats et je réaliserai mon rêve.

Je m’appelle Ballu, ma peau est d’un joli brun, mes cheveux sont courts, frisés. Mon physique est élancé, mes yeux sourient. La naissance de mon enfant n’a pas laissé de marques, je suis très jeune, j’aurai 20 ans cette année. Mon petit garçon a 18 mois. C’est Usman. Je suis une mère adolescente comme il y en a beaucoup dans mon pays. Je vis dans un bidonville au bord de la mer, à Freetown.

Il y a beaucoup de bidonvilles ici. Les familles sont venues des provinces du pays, pendant la guerre civile, pour vivre une vie sans violence. Là ou j’habite, ça s’appelle Soso, c’est le nom de mon ethnie qui est originaire de la région située entre la Guinée et la Sierra Leone. Nous nous sommes installés au bord de l’eau pour essayer de vivre, comme avant, tournés vers la mer, la pèche. Le vent est clément, la mer est généreuse. Nos maisons sont des cabanes construites sur des roches. A la terre, nous tournons le dos maintenant : c’est par la que la violence est arrivée. Elle fait encore peur. Les souvenirs nous réveillent la nuit.

C’est ici que je suis née. Sur une natte par terre dans une pièce sombre. L’air frais de la mer n’arrive pas jusque-là. Pourtant elle est si proche. Une vieille femme et ma grand-mère m’ont aidée à naitre et m’ont raconté. Ma mère s’occupait bien de moi. Elle est décédée il y a trois ans. Elle était encore jeune. C’est moi qui ai dû trouver l’argent pour l’amener à l’hôpital, mais elle n’a pas guéri. Je l’ai vue mourir, dans une pièce remplie de malades. Leurs familles bruyantes autour d’eux. Trop de douleur pour pouvoir faire attention aux autres. Ma grand-mère regardait en silence, me laissait près de ma mère. Elle ne savait plus pleurer.

Ici, à tout âge la mort nous guette. Nous mourrons sans savoir pourquoi. Nous tombons comme une vielle branche d’un grand arbre. Le bruit est celui de ceux qui restent, les pleurs, les cris. Nous pleurons ensemble les jours qu’il faut. Après, nous recommençons à vivre avec nos morts à côté de nous.

La plupart de mes amis ont perdu un parent, ou les deux. Les grand parents sont un cadeau rare, inattendu, fragile, ils nous dévoilent notre histoire, gardent le lien avec notre origine, la communauté. En ville la voix de la communauté se perd dans les ruelles encombrées et sales. Elle se tait devant la pauvreté qui nous enlève toute dignité, la faim qui nous étourdit.

Sans parent nous apprenons la vie de la rue. Les dangers nous les découvrons vite et ils nous laissent leurs marques pour toujours.

Mon père m’a chassée de chez lui quand il a su que j’étais enceinte. C’est cela qui arrive à beaucoup de mères adolescentes. Sa femme n’a rien dit pour lui faire changer d’avis, pour me garder, elle l’a laisse faire. Il ne voulait plus me nourrir avec mon enfant malgré le travail que je faisais. Sa femme me chargeait de toutes les tâches quotidiennes. A l’école, j’arrivais toujours en retard. Mon père est pauvre, il a 3 femmes et des enfants encore petits. Dix je crois.

Depuis mon enfance j’ai des responsabilités, comme tout autre enfant : garçon ou fille. Le matin, avant d’aller à l’école, à 6 heures, j’allais chercher l’eau avec les autres enfants, nous jouions à celui qui arriverait le premier au tuyau cassé. Au retour, avec notre seau rempli d’eau sur la tête, nous ne pouvions pas jouer. Nous devions faire attention. Le soir après l’école j’allais vendre la nourriture que ma mère avait cuisinée. D’autres enfants vendaient des fruits, des cacahouètes, des boissons. Nous transportions tout cela dans un grand plateau posé sur notre tète comme nos mères nous l’avait montré. Nous riions ensemble et nous courrions vite vers les blancs qui marchaient sur la plage, pour être le premier à leur vendre ce que nous avions. Nous restions toujours ensemble car la plage pour une fille seule c’est dangereux.

Nos parents attendaient l’argent pour acheter le riz du repas du matin. Pour certains d’entre nous c’était le seul repas de la journée.
Oui la faim et le travail je les connais bien, la fatigue, le ventre qui réclame, la tête qui tourne, le sommeil qui nous étourdit à tout moment.


e me souviens du jour, un matin tôt, où ma mère m’a envoyée seule chercher l’eau. Elle m’a dit : « tu peux y aller sans moi maintenant ». Je l’ai regardée étonnée mais elle ne faisait déjà plus attention à moi. Elle était en train d’allumer le feu. Je suis sortie, la lumière douce du petit matin et les voix des autres enfants m’ont donné du courage. Le seau n’était pas trop grand, d’autres enfants ont fait le chemin avec moi, j’avais 6 ans. Depuis j’y suis allée tous les matins avant d’aller à l’école.

J’avais à peine 18 ans quand mon fils est né, mes amies m’ont aidée et puis ma grand-mère m’a montré comment je devais devenir la mère de mon fils. Entre femmes nous nous aidons, les garçons ne se sentent pas toujours responsables de leurs enfants. Parfois leur famille nous aide ou nous accueillent quelque temps, mais nous restons en marge. La plus part du temps, les tâches les plus lourdes nous sont confiées. La loi est sensée nous protéger mais elle n’est pas respectée.

Je n’ai pas souvent eu peur dans ma vie car je suis forte. Mais quand j’ai vu Usman, mon bébé, la première fois, à sa naissance, j’ai eu peur. Peur de lui, de ma responsabilité. D’être seule. Je pensais à mes amies, leur vie continuait, la mienne s’était arrêtée à l’entrée du lycée que j’avais dû quitter. Je n’avais jamais pensé à tout cela avant. Avant de devenir mère. Enceinte une fille doit quitter l’école. Celles qui y retournent après la naissance de leur enfant sont rares. Je n’ai pas pu y retourner. Pas encore.

Maintenant j’ai presque 20 ans, je vis au même endroit. A Soso, chez un ami qui m’héberge,, avec Usman et ma petite sœur de 12 ans.

Le matin, à 6 heures, je fais le chemin de mon enfance pour chercher l’eau, au même endroit : l’eau sort du même tuyau cassé. Je regarde les enfants s’amuser avec l’eau. Maintenant je suis avec les femmes. Nous parlons pendant que nous lavons notre linge et tressons des petites nattes dans nos cheveux frisés.

Je n’ai pas peur comme mes amies seules avec un enfant. Elles ne pensent qu’à chercher un homme pour se marier dans l’espoir d’échapper à la pauvreté. Beaucoup d’entre elles ont choisi d’aller avec des hommes en échange de cadeaux, un vêtement, un téléphone portable ou un peu d’argent. Elles vivent au jour le jour, elles ne pensent pas à faire quelque chose de leur vie, n’ont pas de projets mais elles ont ce rêve auquel je ne crois pas : trouver un homme qui les entretient. Je sais qu’on ne peut pas trop attendre d’un homme.

Je suis seule et je travaille pour vivre, mon fils à élever et ma petite sœur qui va à l école. L’après midi je travaille dans un bar au bord de la mer, les clients sont en majorité des étrangers, ils laissent de bons pourboires. Je vois passer mes amis sur la plage, j’aime rester seule et regarder la mer quand il n’y a pas de clients assis aux tables.

Le week-end j’aime aller danser. Je m’habille de couleurs vives, je danse jusqu’à tard dans la nuit avec mes amies. Les garçons sont autour de nous, je suis jolie, je le sais mais je veux faire quelque chose de ma vie. Je ne veux pas penser qu’aux garçons comme mes amies. Je veux continuer mes études, terminer le lycée. Et puis, je voudrais étudier le droit. Faire respecter ces lois que peu connaissent et qu’encore moins ne respectent. Dans mon pays la femme a, dans la vie, peu de droits. Je veux que cela change pour moi, pour mon fils, pour les femmes de ce pays. Voila mon rêve, c’est pour cela que je me battrai et que je me bats déjà. Je sais que c’est ma responsabilité.

Un reportage publié dans Causette - 2014

Texte de Giovanna Winckler

Photos Sandra Calligaro

10 YEARS, 10 VOICES

Série de portraits réalisée pour marquer les 10 ans de présence militaire en Afghanistan et exposée sur les grilles du Palais Royal à Paris. 

Une commande de l’ONG Action contre la Faim

Textes et photos Sandra Calligaro - 2011